10

Pas bien longtemps après le départ de Smut, le gars qui livrait les journaux de Charlotte est passé et nous a lancé notre journal. D’habitude il venait avant huit heures, mais quand il faisait froid comme ça il était toujours en retard. J’ai ramassé le canard avant que Dick Pittman puisse le faire, et j’ai commencé à le lire. Dick avait l’air tellement désappointé que je lui ai refilé la partie avec les bandes dessinées. Il n’y avait pas grand-chose en fait de nouvelles, mais en première page c’était titré : « Fin de la vague de froid dans le Sud, promet la Météo. » J’étais content de lire ça, jusqu’à ce que je repense à Bert Ford. Si ça se radoucissait, le moût fermenterait peut-être plus tôt, si bien que Catfish allait devoir tirer sa gniole. Et avant qu’il le fasse, on avait intérêt à se débarrasser du cadavre d’une façon ou d’une autre. Rien que d’y penser ça me donnait du tracas, alors j’ai été me chercher une bière.

J’étais en train de la boire quand Catfish est entré par la cuisine. Il était tout emmitouflé dans des vestes de bleu et des vieux chandails, et il avait une casquette en cuir noir avec des rabats sur les oreilles. Il se soufflait dans les mains en les frottant. « J’en ai soupé moi de ce temps-là, qu’il a fait. Sus pas habité. Si ça se modère pas d’ici un jour ou deux, m’en vais faire mon sac et partir loin profond dans le Sud. »

Dick a levé le nez de ses bandes dessinées. « Oh, fait pas si froid que ça. J’ai regardé le thermomètre dehors ; fait à peine moins dix.

— Ben jusqu’où que tu veux qu’y descende ? Catfish lui a demandé.

— Ben, j’ai pas encore vu moins vingt, cet hiver.

— Moi non pus, et j’ai pas l’intention de le voir jamais. Si fait seulement encore un degré de moins, moi je fous le camp. Fini la glace et tout ça, je pars pour le Mexique. »

Dick s’est replongé dans son journal. Fallait qu’il forme les mots à voix haute, et il allait pas vite. Catfish m’a regardé.

« Qui c’est qu’y a qui va pas, m’sieur Jack ? On vous entend pas, ce matin.

— Je me sens pas bien », j’ai dit.

Catfish était plein de sollicitude. « C’est-y que vous avez la grippe ?

— Non. Trop bu hier soir.

— Le mieux pour ça c’est de dormir. Sommeil et repos, et doucement les rations pendant un jour ou deux.

— Ça va passer », j’ai dit.

Catfish a soufflé dans ses mains encore un coup, en regardant autour de lui. « Où qu’il est m’sieur Smut ? Faut que je cause à m’sieur Smut.

— Parti à Corinth. Sera peut-être pas de retour très tôt.

— Fallait que je lui cause tout spécial, pourtant. J’ai été voir le moût ce matin. »

J’en ai laissé tomber le journal par terre. Durant une minute j’ai pas pu parler. Je regardais Catfish, mais il s’était assis au comptoir près de moi et sortait sa blague à tabac et son papier à rouler. On pouvait rien lire sur sa figure.

« T’as regardé dedans ? j’ai demandé en bâillant et en regardant le mur.

— Enlevé la barrique en haut du bazar. Senti le moût. L’ai reniflé et pis goûté aussi. Mais il est pas encore prêt. C’est bien ça qui me chiffonne. » Il s’est versé du tabac sur son papier ; avec ses dents il a attrapé les cordons de la blague à tabac et il l’a refermée.

« Qu’est-ce qui te chiffonne ? » j’ai demandé.

Il a léché la cigarette et se l’est mise dans le bec. « Passez-moi voir une allumette, m’sieur Jack. » Je lui ai donné une allumette. Il a allumé sa cigarette et il a aspiré. « J’aurais pourtant bien voulu qu’y soit prêt à tirer maintenant. Vu qu’y semblerait que va falloir que j’aille à Florence, en Caroline du Sud. Tenez, lisez ça. »

Il a fouillé dans ses vestes et en a ressorti une enveloppe toute sale. Je l’ai prise et j’ai sorti la feuille de papier à lignes qui était dedans. C’était écrit au crayon, et pas tellement lisible.

Cher Ander [Catfish son vrai nom c’était Andrew] Pa l’a eu une attaque. Tu sais qu’il a déjà eu deux otres attaques. Il est bas comme tout. Si tu veux voir Pa encore vif tu as intérêt à venir le voir. Il va pas durer longtemps ici on dirait. Nous on va tous bien. Tante May s’est cassé la hanche la semaine passée. Une marche du perron qu’a lâché quand elle était dessus. J’espère que tu vas bien.

Gorgy.

Catfish devait avoir une sœur du nom de Georgia. Je lui ai rendu sa lettre.

« Je sais pas, j’ai dit. Je crois que ça serait pas un problème si tu y allais.

— Seule chose qui me tracasse c’est ce fichu moût. Je me sens de la responsabilité. Deux ans que je fabrique la gniole à m’sieur Smut et j’ai encore jamais laissé une fournée se gâcher. Mais ce moût-là il sera jamais prêt à être tiré avant trois, quatre jours, même si ça se met à se réchauffer pour de bon.

— Combien de temps tu comptais rester en Caroline du Sud ?

— C’est bien ça. J’en sais rien. Si que j’allais là-bas et que je trouvais Pa bien mort, alors ça irait ; j’irais juste à l’enterrement et je resterais là-bas encore un jour ou deux, et pis je rentrerais. Mais vous savez ce que c’est. Il peut aussi bien traîner des jours et des jours. Ça, si continue à faire frisquet comme on a eu, ce moût-là il risque rien avant une semaine ou même dix jours. Le moût ça fermente pas quand il fait froid comme ça.

— Je sais vraiment pas, Catfish. Si tu veux attendre ici, je crois que Smut va revenir avant la nuit.

— Peux pas attendre si longtemps. Faut que j’aille me chercher du bois. J’ai pus rien à brûler à la maison, même pas une tite brindille. »

Je voulais lui dire d’y aller, en Caroline du Sud, rapport à ce que j’aimais pas trop l’idée de le voir tourner autour de ce moût. Mais je savais pas ce que Smut avait fait comme plans.

« J’en parlerai à Smut quand il reviendra. Peut-être qu’il passera te voir.

— Bon. Avant que j’oublie, donnez-moi donc deux poches de Bull Durm 14 et encore un paquet de feuilles. »

J’ai été lui chercher son tabac et je lui ai donné une pochette d’allumettes avec. Il a mis le tout dans ses poches.

« Mettez-les sur le compte, m’sieur Jack. » Et il est parti par-derrière, en passant par la cuisine.

Smut est revenu plus tôt que j’aurais cru. Quand il avait quelque chose qui le tracassait, il prenait le camion et il roulait jusqu’à ce qu’il ait fini de réfléchir. Il était à peine plus d’une heure quand il est entré dans la cuisine où j’étais en train de casser une petite graine. Johnny et Rufus mangeaient à une table plus loin derrière le fourneau, et ils bavassaient en faisant un potin du diable.

« Catfish est passé te voir », j’ai fait à Smut. Il était pour ouvrir le réfrigérateur, mais ça l’a stoppé net.

« Qu’est-ce qui voulait ?

— Il a été voir le moût, ce matin. »

Smut sa figure elle est devenue toute grise. Il a ouvert la bouche, mais il l’a refermée en s’asseyant lentement et avec plein de précautions sur la chaise à côté de moi.

« Jésus ! Il a remarqué quelque chose ? » Il causait tout bas en fixant Rufus et Johnny, qui rigolaient en discutant.

« Je crois pas. Il a dit qu’il a regardé ; il l’a même goûté pour voir comment ça avançait. »

Smut s’est mouillé les lèvres du bout de la langue. « Pourquoi qu’il voulait m’en causer, si tout ce qu’il a fait c’est l’examiner ?

— Il veut aller en Caroline du Sud. Il voulait voir combien de temps le moût pouvait attendre avant d’être tiré. »

Smut s’est remis à parler normalement : « Et pourquoi qu’il veut y aller, en Caroline du Sud ?

— Son paternel est en train de mourir. Il veut aller le voir.

— C’est tout ? » Smut avait l’air soulagé. « Me fais plus des peurs pareilles, tu veux ? Pourquoi que tu lui as pas dit d’y aller et d’y rester deux semaines ?

— Je lui ai dit que je t’en parlerais quand tu serais rentré, et peut-être que tu passerais le voir à ce sujet. Je me disais que peut-être tu voulais le sortir du moût cette nuit, et après avoir Catfish sous la main pour tirer le moût une fois prêt.

— Merde, laisse-le donc filer en Caroline du Sud. Ça m’arrange comme tu peux pas savoir. Faut que je change un peu mes plans, mais ça fait rien. »

Il s’est levé. Ses couleurs étaient redevenues normales.

« On va boire un coup. » Il est allé au réfrigérateur et il a versé deux pleins verres de gniole. Il les a ramenés là où on était assis.

« J’en veux pas », j’ai dit.

Il a bu le sien. Ensuite il s’est sifflé celui qu’il avait rempli pour moi. « On va monter voir Catfish, il a fait. J’ai à te parler. On sera pas partis longtemps. »

Smut s’est pris un bout de rôti froid et un demi-pain dans le réfrigérateur. Il a avalé ça tout rond. Ensuite il a pris une tomate et a commencé à la manger. On est sortis par-devant. Badeye était assis à sa place habituelle, en train de boire une bière et de lire la page sportive du journal. Il y avait deux gars de Corinth, Joe Murray et Harvey Woods, en train de jouer au billard électrique que Smut venait de faire installer dans la salle de restaurant. Ils portaient des bottes tous les deux ; probable qu’ils revenaient de chasser les lapins.

On est montés dans le pick-up et on a pris River Road. Catfish habite juste sur la rivière, un demi-mile de la route, et pas très loin d’où était la « distillerie ». Mais il fallait prendre un autre chemin que celui qu’on avait pris la nuit d’avant pour porter Bert Ford à la distillerie.

On s’est pas dit grand-chose avant d’arriver chez Catfish. C’était une cabane qui aurait bien eu besoin d’un toit neuf. Je crois qu’il y avait trois pièces. Au nord, là où les vitres étaient cassées, Catfish avait cloué des plaques en ferraille toutes rouillées pour arrêter le vent. C’est qu’il aimait pas du tout les courants d’air, cet être-là.

Une fois dans la cour on a garé le camion près du puits. Le tacot de Catfish était à côté de l’enclos à cochons. Catfish était en train de scier du bois avec un petit bout de nègre. Ils faisaient ça avec un passe-partout, et chaque fois que Catfish tirait la scie vers lui, le petit bout de nègre décollait du sol d’au moins deux pouces 15.

En nous entendant venir ils se sont arrêtés, et Catfish s’est retourné.

« Comment que ça va aujourd’hui, m’sieur Smut ?

— Je vivrai, mais pour ce que ça fait comme différence. Salut, Boss-Man », il a dit au petit bout de nègre.

Boss-Man s’est fendu d’un grand sourire et est allé se réfugier derrière Catfish. Catfish l’a regardé par dessus son épaule. « Rentre à la maison, Boss-Man. Je t’appellerai quand je serai prêt à scier du bois encore un coup. »

Le petit Boss-Man se l’est pas fait dire deux fois. Il a disparu par la porte de derrière.

« Alors comme ça faut que t’ailles en Caroline du Sud », Smut a fait comme ça.

Catfish a enfoncé ses mains dans ses poches en frissonnant. « Je vous inviterais bien près du feu, mais j’évite de parler de gniole, de moût et tout ça devant les gamins.

— Y a pas de mal.

— Ben c’est vrai, ce qu’on vous a dit, semblerait qu’y faut que je descende visiter mon vieux papy. Cinq ans que je l’ai pas vu, et il va pas fort, à c’t’heure. Pas fort du tout, même. Peux plus rien pour lui, je sais bien, mais c’est mon sentiment que je devrais y aller quand même. Voudrais pas qu’on pisse dire que j’étais pas près de lui dans son dernier malheur.

— Vas-y donc, Smut a fait. Et t’en fais pas pour le moût. Si jamais il est prêt, je peux toujours le tirer moi-même.

— C’est un peu ce que je me disais. Me demandais seulement si vous saviez tirer une cuvée de gniole.

— Tu parles que je sais le faire. Va en Caroline du Sud et restes-y aussi longtemps que tu veux. Enfin, dans les limites du raisonnable. Si le moût commence à travailler, je m’en charge. »

Catfish a ressorti ses mains de ses poches et il a soufflé dessus. « Merci bien, m’sieur Smut. Si j’arrive à faire partir ma voiture, je m’en irai demain. »

On est repartis. Sitôt sur la route, Smut a fait comme ça : « Voilà, ça s’emmanche bien. Écoute, faut qu’on s’arrange pour que ce moût se mette à travailler. Faut le tirer vite fait. Dans deux jours au plus.

— Et Bert Ford, là-dedans ?

— Je m’en occuperai une fois qu’on aura tiré la gniole.

— T’en occuperas comment ?

— T’occupe. T’inquiète pas pour ça. »

À ce moment on a quitté le chemin et on a tourné sur la route.

« Et l’argent ? j’ai demandé à Smut.

— Je vais le planquer ailleurs. Probablement ce soir. Écoute, t’en fais pas pour l’argent. On partagera plus tard, mais là maintenant on a intérêt à le cacher et à se tenir tranquille. Ça va traîner, cette histoire, et notre meilleure chance c’est encore de laisser courir, que ça se tasse tout seul. Faut surtout rien brusquer. »

Il s’est penché sur le volant tout en conduisant de la main gauche. De la droite, il a fouillé dans sa poche de blouson et il a pris une cigarette. J’ai enfoncé l’allume-cigare dans la fente et je le lui ai passé, une fois prêt. Il a allumé sa cigarette et s’est redressé. « Je me demande quand même, pour Catfish.

— Il a rien vu, j’ai dit.

— Je me demande.

— Merde, il l’aurait crié sur tous les toits s’il avait trouvé Bert. On en aurait entendu de belles.

— Je suppose que t’as raison. Et pis merde, d’abord. On a le pognon, c’est ce qui compte. Je crois pas que Dick aura remarqué quelque chose.

— Il est resté au patelin toute la nuit avec sa femme mariée. Il s’en est assez vanté ce matin.

— Il t’a dit quand c’est qu’il était rentré ?

— Vers six heures », j’ai dit.

Un peu après la tombée de la nuit, j’étais tout seul dans la grande salle avec Badeye, quand Old Man Joshua s’est ramené. Il avait un bonnet en laine qui lui faisait comme un toboggan sur la tête, et des moufles. Il a traversé toute la salle en tapant par terre avec sa canne, jusqu’à la caisse enregistreuse là où Badeye était assis.

« Assez froid pour vous, m’sieur Joshua ? » qu’il lui a demandé Badeye.

Le vieux s’est mouché entre le pouce et l’index. « Nan, putain de bois. Jamais trop froid pour moi. Ce que j’aime pas c’est quand y fait chaud. Mais quand y fait froid, ça me va. » De sa poche il a sorti un billet d’un dollar et il l’a plaqué du plat de la main sur le comptoir. « Donne-moi des nickels. »

Badeye lui a donné ses pièces de cinq cents, et le vieux est parti faire marcher le nickelodeon.

Il faisait pas qu’un peu frisquet ce soir-là, mais on a quand même eu des touristes qui se sont arrêtés manger, et puis vers huit heures des institutrices sont venues partager le pain avec nous. Les instites se tapaient des bières et fumaient la cigarette et s’en payaient sur la piste de danse, mais elles jouaient pas aux machines à sous, ni aux dés. C’était pas toutes les instites de Corinth qui venaient, loin s’en faut. Juste les plus culottées. Si des fois les gens du conseil de parents d’élèves apprenaient qu’elles venaient dans des endroits comme le nôtre, c’était un coup à se faire renvoyer, ou du moins à pas se faire renouveler leur poste l’année d’après.

Wilbur Brannon est venu plus tard que d’habitude. Il a rien bu. Juste une bière. Il a pris le journal du soir et s’est installé au comptoir à boire sa bière et à fumer. Quand les institutrices sont parties, Wilbur a reposé le journal sur le comptoir. Il s’est étiré en levant les bras. « T’as vu dans le journal ? Ils disent qu’on se les gèle à Miami », il a fait à Smut qui était assis au comptoir lui aussi. « Moi qu’avais l’intention d’aller en Floride la semaine prochaine, si c’est pour qu’y fasse froid comme ça là-bas j’aime autant rester ici.

— Ça va se radoucir dans un jour ou deux, probable.

— Je suppose », qu’il a fait Wilbur. Il a pris une cigarette de son étui et l’a allumée au mégot qu’il venait de fumer. « Au fait, ça fait bien plusieurs jours qu’on a pas vu Bert.

— C’est vrai, ça. Bien deux jours qu’il est pas venu.

— Probable qui fait trop froid pour qui se bouge.

— Probable », Smut a dit. Et là-dessus il s’est mis à bâiller en tenant sa main devant sa bouche.

Moi j’avais les yeux fixés sur le nouveau billard électrique, dans le coin près de l’entrée. J’essayais de me donner l’air du gars qui pense à rien de précis en particulier.